Le président français Emmanuel Macron a suscité la polémique la semaine dernière lorsqu’il a exprimé son souhait d'”emmerder” les non-vaccinés. Mais comme l’explique Pierre-Yves Modicom de l’université Bordeaux Montaigne, traduire ce terme grossier n’est pas une mince affaire.

Lorsque le président Emmanuel Macron s’est engagé à « emmerder » les non vaccinés en France, il n’a pas seulement jeté le gant sur sa politique Covid, il a également déclenché un fervent débat linguistique.

Le mot “emmerder” est un verbe dérivé du nom “merde”, qui en anglais se traduit littéralement par “merde”. Mais traduire correctement « emmerder » est loin d’être simple, laissant les médias internationaux en difficulté pour trouver le meilleur équivalent. Macron voulait-il « baiser » les non vaccinés ? Pour « les faire chier » ? Pour les « embêter » ? Pour les « embêter » ?

Les aides officielles à la traduction étaient peu utiles dans ce cas : les corpus parallèles, qui peuvent être un outil utile pour voir comment un mot ou une expression est généralement rendu dans une autre langue, sont principalement constitués de textes semi-officiels, où un tel mot serait n’apparaissent jamais. Même le corpus de traductions des travaux du Parlement européen n’affiche qu’un seul exemple du verbe, et il est traduit par « agacer », qui est plus souvent utilisé comme traduction du bien plus poli « irriter ».

Une partie de la difficulté vient du caractère péjoratif de la remarque. « Hassle » ou « ennuyer » efface la dimension plus colorée de ce blasphème, peut-être en accord avec les différents standards éditoriaux de certains médias anglophones.

Mais perdre la dimension péjorative du verbe, c’est perdre une partie de son sens : traduire le sens n’est pas seulement une question d’exactitude factuelle, c’est aussi une question d’intention du locuteur. Pour saisir le sens expressif de « emmerder », nous devons examiner non seulement le mot lui-même, mais également l’acte de discours complet de la déclaration de Macron.

Alors, qu’est-ce que cela signifie vraiment d’utiliser la phrase « J’aimerais beaucoupemmerderles non vaccinés » ?

Le week-end dernier, de jeunes manifestants ont déclaré qu’ils allaient “emmerde” le projet de la France de mettre en place un laissez-passer vaccinal. (Photo par Christophe ARCHAMBAULT / AFP)

Prendre les verbes « merde » au sérieux

« Emmerder » signifie littéralement « couvrir quelqu’un de merde », mais il a depuis longtemps perdu son sens originel. Le sens qui a reçu le plus d’attention depuis la déclaration de Macron est une variété expressive de «irriter», «agacer», avec une note supplémentaire de mépris pour l’opposition de la personne irritée à sa situation.

Mais il existe d’autres utilisations, qui sont mieux comprises si l’on prend en considération la vaste mine de verbes « merde » de la langue française.

Le verbe péjoratif de base pour faire caca en français est « chier ». Il existe également une version transitive de ce verbe, qui peut être utilisée pour encadrer la personne ou la chose couverte de matières fécales comme un objet direct : « conchier ». « Conchier » a aussi un autre sens : « avoir un mépris ou une haine extrême pour quelqu’un ou quelque chose ».

Aujourd’hui, les gens utilisent généralement une construction prépositionnelle, « chier sur quelque chose » ou « chier dessus » (les deux signifiant « chier dessus »). Il y a aussi ce que les grammairiens appellent causatif pour « chier » : « faire chier quelqu’un, faire chier quelqu’un », c’est « faire chier ». C’est un équivalent approximatif de “emmerder”: ennuyer, déranger, faire chier.

« faire chier » et « emmerder » ont également une version pronominale : « se faire chier » ou « s’emmerder », tous deux signifiant « s’ennuyer ». A noter que leur équivalent plus formel est aussi un verbe pronominal, « s’ennuyer », dont la variante non pronominale, « ennuyer », ne signifie rien d’autre que… « ennuyer ».

Les manifestants anti-vaccin à Paris ont été exaspérés par les commentaires de Macron. (Photo par Christophe ARCHAMBAULT / AFP)

Alors, il y a un système ici : qu’il soit poli ou profane, le réflexif de « ennuyer » signifie « s’ennuyer ». Corrélativement, « chiant » et « emmerdant » sont devenus des synonymes, signifiant ennuyeux, fastidieux et ennuyeux.

Compte tenu de toutes ces différentes significations et formulations, « être un emmerdeur pour quelqu’un » peut en fait sembler une proposition commode pour l’utilisation par Macron de « emmerder ». Mais la plupart des locuteurs des deux langues diraient probablement que quelque chose est perdu ici.

Je veux affirmer que ce qui est perdu a beaucoup à voir avec la différence majeure entre « emmerder » et la famille chier : le fait que le premier ne peut plus être utilisé pour désigner une situation concrète impliquant des selles.

Jurer à la première personne

La clé pour comprendre cela est la relation particulière entre « emmerder » et le sujet à la première personne (« je » en français, « I » en anglais). Je soutiens que ce facteur spécifique est ce qui a provoqué la colère de beaucoup de gens dans la déclaration de Macron, car il a utilisé la première personne : « Les non vaccinés, j’ai très envie de les emmerder ».

« J’emmerde les non vaccinés » signifierait en fait quelque chose entre « je m’en fous de ces gens » et « ils peuvent me baiser le cul ». De la même manière, « Je t’emmerde » signifie « Dégage, au diable toi ».

Une des façons de faire ce genre de reproche en français serait de simplement proférer l’insulte « Merde ! « Je vous dis merde ! » (« Je te dis ‘merde’ ! ») porte également ce sens.

Rappelez-vous que contrairement aux verbes de la parenté de « chier », « emmerder » ne peut plus être utilisé pour désigner quoi que ce soit à voir avec les selles réelles. Il est donc tout à fait plausible qu’aujourd’hui, le « merde » dans « emmerder » ne renvoie pas à des excréments, mais à l’insulte elle-même : emmerder ne veut pas dire « couvrir quelqu’un de merde », mais « dire « merde » à quelqu’un ».

C’est ce que de nombreux linguistes appelleraient un verbe délocutif ou délocutoire (comme « to welcome » en anglais).

À la première personne, « dire « merde ! » à quelqu’un » ne veut pas dire « adresser le mot « merde » à quelqu’un ». Cela signifie, de manière un peu redondante, « faire ce que vous faites quand vous dites « merde » à quelqu’un », à savoir : l’ennuyer ou l’énerver. Comme le dirait le philosophe Ludwig Wittgenstein, le sens réel de cette phrase peut être trouvé dans le but du « jeu de langage » de la prononcer.

En un mot : « emmerder » a perdu son sens originel ; il signifie désormais toujours « ennuyer » avec la composante supplémentaire de blasphème associée à l’énoncé de « merde ». A la première personne, c’est synonyme de « dire merde » ; et « dire merde » est un acte de langage conventionnel dont le sens est de gêner le destinataire.

Alors, pourquoi ne pas supposer que « emmerder » signifie toujours « faire ce que vous faites quand vous dites « merde ! » ou ‘je t’emmerde !’ à quelqu’un », même si vous le faites autrement qu’en prononçant ce mot ?

L’implication serait qu’il y a eu un changement de sens de « dire merde » et « emmerder », de la prononciation d’un mot à l’acte qui peut être accompli, entre autres moyens, en prononçant ce mot.

Grossièretés performatives

Ce type de changement n’est pas unique, il est caractéristique des « performatifs ». Les verbes performatifs sont des verbes de parole utilisés à la première personne dans des constructions et des contextes figés, par quelqu’un qui a la capacité d’accomplir cette action en la prononçant. Par exemple, le président d’une commission qui ouvre des audiences simplement en disant quelque chose comme : « Je déclare ouvert le deuxième jour d’audiences ».

Tout ce que dit le Président de la République est définitivement investi de cette capacité performative. Considérez la déclaration complète de Macron : « Je veux vraimentemmerderles non vaccinés, donc on va continuer comme ça jusqu’à la fin.

L’ancien président français Georges Pompidou a également utilisé le terme “emmerder”. Les anciens Premiers ministres Alain Juppé et François Fillon aussi (Photo AFP)

La seconde moitié est une démonstration claire de l’efficacité du discours à la première personne du président dans le monde réel.

Mais bien sûr, le Président n’a pas dit « j’emmerde les non-vaccinés ».emmerdeles non-vaccinés »), mais « j’ai très envie de les emmerder » (« J’ai très envie deemmerdeles non vaccinés »).

Alors qu’en est-il de cet « avoir envie de » ou « envie de » ? La présence de cet auxiliaire suffit à rendre l’interprétation performative moins forte, mais elle ne l’efface pas, surtout dans le contexte d’un titulaire du pouvoir législatif s’exprimant à la première personne.

L’ambiguïté de l’énoncé et la difficulté à le traduire découlent de cet entre-deux : Macron n’a pas accompli l’acte performatif ; il vient de commenter sa volonté de le faire et le fait que le résultat souhaité se réalisera.

Emmerder : une vision globale

Si ce point de vue est correct, le problème avec les traductions proposées pour « emmerder » est dû au fait qu’elles se concentrent sur l’effet de l’action désignée sur les sujets (dans ce cas, les non vaccinés) au lieu d’insister sur l’agence très spécifique porté par ce verbe, surtout dans le contexte de la première personne et lorsque le locuteur jouit d’un pouvoir linguistique performatif particulier.

Défendre cette vision unifiée du sens de « emmerder » comme « d’ennuyer quelqu’un comme vous le faites quand vous dites « merde ! » ou ‘je t’emmerde !’ à eux », on peut supposer que chaque trait de contexte enrichit ou précise le sens de base du verbe. Chacune des traductions proposées capte ainsi une facette du sens.

Dans ce cas, nous sommes face à un locuteur très particulier et à une construction grammaticale renvoyant discrètement à la composante performative de « emmerder ». Ici, se concentrer sur le mot lui-même au lieu de considérer l’énoncé dans son ensemble nous fait passer à côté d’un élément important de la déclaration de Macron : il veut non seulement que les non vaccinés mangent de la merde, il veut aussi leur dire de le faire et d’aller au diable, en sa qualité de chef de l’État.

Tout ici est lié au choix d’un mot volontairement transgressif par une personne très puissante – la rupture des règles du langage ordinaire par un chef d’État est déjà le signal qu’une démonstration de force est en cours.

Ce qui rend cet énoncé remarquable du point de vue du langage, c’est qu’en tant qu’acte de parole, il forme un tout très cohérent. Toutes les caractéristiques de sens vague associées à l’utilisation de « emmerder » sont étroitement liées les unes aux autres et se soutiennent : les tracasseries, les jurons et la capacité de faire respecter se révèlent être une seule et même chose. Certains appelleraient ce pouvoir.

Photo : Pierre-Yves Modicom

Pierre-Yves Modicom est chercheur et enseignant en linguistique, études germaniques et sémantique basé à l’Université de Bordeaux Montaigne.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous une licence Creative Commons.