Un moment extraordinaire : l'avortement des années 1970 qui a changé la loi française

Manifestations devant le tribunal de Bobigny en 1972. Photo de l’AFP

Marie-Claire Chevalier a 16 ans lorsqu’un garçon du même âge l’agresse et la met enceinte. Sa mère, employée de la régie des transports parisiens, l’aide à trouver un avortement clandestin.

Mais son violeur l’a dénoncée et elle a été condamnée à passer devant le tribunal pour enfants de Bobigny, en banlieue parisienne.

Sa mère et trois autres personnes ont également été accusées de complicité d’avortement illégal.

L’avocate Gisèle Halimi a pris en charge leur défense et a contribué à influencer l’opinion publique en faisant témoigner des célébrités telles que la philosophe féministe Simone de Beauvoir.

Le 11 octobre 1972, Chevalier est acquitté, un verdict dont l’impact déterminant conduira le Parlement à légaliser l’avortement deux ans plus tard.

L’affaire a été l’occasion idéale “de parler, par-dessus la tête des magistrats, à l’opinion publique et au pays pour dénoncer la loi”, a déclaré Halimi à la journaliste Annick Cojean pour un livre de 2020 sur sa vie.

Elle a également reçu le soutien de ses consœurs féministes, lassées d’une loi qui punit de manière disproportionnée les femmes de condition modeste qui n’ont pas les moyens de se rendre à l’étranger pour une IVG.

Quelques jours avant le procès, elles s’étaient rassemblées pour une manifestation pacifique dans le centre de Paris.

C’était “un procès contre l’injustice, le procès d’une femme issue d’un milieu défavorisé qui ne pouvait pas aller en Angleterre ou en Suède pour se faire avorter dans les meilleures conditions”, se souvient Claudine Monteil, historienne et diplomate à la retraite, qui a participé aux manifestations, à l’âge de 22 ans.

Un important dispositif de sécurité a été déployé et de nombreux manifestants ont reçu des “coups de poing” et des “coups de matraque” alors que la police a interpellé 54 personnes, écrivait alors le journal Le Monde.

“Ils nous frappaient, nous tiraient les cheveux. C’était terrible : Il y avait des cris, des femmes qui tombaient par terre, une jeune femme qui a failli être tuée”, a déclaré Monteil.

Mais les autorités ont fait une erreur, dit-elle, car la répression brutale n’a fait qu’intensifier l’attention du public sur l’affaire Chevalier, et les militants se sont massés devant le palais de justice lorsque le procès a commencé.

“J’entendais la foule dehors crier… ‘Nous avons tous avorté’, ‘Libérez Marie-Claire’, ou encore ‘L’Angleterre pour les riches, la prison pour les pauvres'”, raconte Halimi dans son livre.

Elle se souvient également : ” La colère que j’ai ressentie devant ces hommes qui s’apprêtaient à nous juger et qui ne connaissaient rien de la vie d’une femme. “

Vers 11 heures, les manifestants ont tenté de franchir la barrière de la police et de forcer l’entrée des débats à huis clos, avant d’être repoussés.

Une heure et demie plus tard, Chevalier est sorti du palais de justice, acquitté.

” J’ai eu peur “, a-t-elle déclaré à la foule, tandis qu’Halimi déclarait : ” Nous avons fait le procès de l’interdiction de l’avortement. “

Quelques semaines plus tard, le 8 novembre, Halimi était de retour dans un autre tribunal pour défendre la mère de Chevalier, Michele, deux de ses collègues et la personne qui a pratiqué l’avortement.

Elle a de nouveau appelé à la barre des témoins des actrices célèbres, un médecin lauréat du prix Nobel et de Beauvoir, auteur du “Deuxième Sexe”, qui ont pris à partie les juges masculins du tribunal

“Elle les a sermonnés sur l’hypocrisie de la société, sur la façon dont les femmes étaient traitées”, a-t-elle déclaré. “Pour nous, c’était merveilleux de voir les juges baisser le regard comme des petits garçons. C’était un moment extraordinaire de voir les juges ne pas oser critiquer Simone de Beauvoir”.

Dans ses déclarations, Halimi s’en prend à une loi qui, selon elle, discrimine les classes les plus pauvres.

Le tribunal avait-il déjà jugé “l’épouse d’un haut fonctionnaire, d’un médecin célèbre, d’un chef d’entreprise ? Vous jugez toujours les mêmes femmes, les Mme Chevaliers” de ce monde, a-t-elle dit.

“Cette loi archaïque ne peut pas survivre. Elle va à l’encontre de la liberté des femmes.”

La mère de Chevalier et la personne qui a pratiqué l’avortement ont été condamnées à des peines avec sursis, les deux autres ont été acquittées.

Mais pour Halimi, la victoire est claire. “Ce jugement est un pas irréversible vers un changement de la loi”, a-t-elle déclaré à l’extérieur du palais de justice.

Un peu plus de deux ans plus tard, en janvier 1975, les législateurs ont voté la légalisation de l’avortement.

Cet automne, inscription du droit à l’avortement dans la constitution française.