La pandémie a affecté les prix de nombreux articles, mais les vins comme ceux de la région de Bordeaux en France sont vendus par le biais d’un système complexe connu sous le nom de “vins à terme”. Jean-Philippe Weisskopf et Philippe Masset, spécialistes de l’hôtellerie, expliquent comment cela va influencer le prix d’une bouteille de vin.

Après une année cauchemardesque pour les vignobles français, au cours de laquelle la pandémie a fait chuter les revenus et les viticulteurs ont été contraints d’envoyer leurs invendus dans des distilleries, parfois pour les transformer en désinfectant pour les mains, le secteur tente de rebondir.

A Bordeaux, l’épicentre du marché mondial des vins fins, le vin récolté pendant cette période difficile a traversé sa période de crise.en primeurcampagne, souvent appelée “wine futures” en anglais.

Le siteen-primeurremonte au 18e siècle et a été modernisé dans les années 1970 pour ressembler à ce que nous connaissons aujourd’hui. Comme les contrats à terme sur les marchés financiers, il permet aux producteurs de vendre leur vin alors qu’il est encore dans le tonneau. Le vin est ensuite terminé, mis en bouteille et livré aux clients environ deux ans plus tard.

Cette campagne est gérée comme un système finement organisé. Chaque année, pendant une semaine au printemps, des experts en vins viennent à Bordeaux pour déguster les vins et publier leurs notes et appréciations. S’ensuit une période de deux mois pendant laquelle chaque château vend son vin aux consommateurs par l’intermédiaire d’un système complexe de courtiers, de négociants et de marchands.

Cette machine bien huilée est néanmoins soumise à de nombreuses incertitudes, qui vont au-delà de la pandémie actuelle. En effeten-primeurla vente implique un millésime inachevé, de qualité incertaine, lâché dans une économie future inconnue.

Comment les vendeurs de vin évaluent-ils la valeur de ce vin inachevé ? Et quel est le juste prix pour un millésime comme 2020 ? Nous avons construit un modèle économique pour simuler des prix de sortie raisonnables pour la campagne actuelle.

Les ouvriers des vignobles français récoltent les raisins

Des ouvriers récoltent le raisin dans un vignoble près de Rauzan, dans la région de l’Entre-Deux-Mers, près de Bordeaux, dans le sud-ouest de la France. Photo de GEORGES GOBET / AFP

Campagnes précédentes

À Bordeaux, la demande et, par conséquent, les prix dépendent principalement de la qualité et moins de la quantité. Après une baisse des prix entre 2011 et 2016, le marché bordelais a rebondi en 2016 grâce à un grand millésime 2015. Celui-ci a été suivi d’un 2016 encore meilleur, pour lequel les prix ont augmenté de manière substantielle mais pas excessive.

En 2017, les vignobles ont été touchés par un gel sévère qui a entraîné une baisse de 40 % de la récolte de vin. La baisse des quantités a incité les châteaux à maintenir des prix proches de 2016 malgré la qualité. De mauvaises ventes ont donc sans surprise caractérisé l’année 2017.en-primeurcampagne.

Le millésime 2018, vendu comme exceptionnel, a connu des hausses importantes, alors que les niveaux de prix étaient déjà très élevés. Alors que la qualité aurait dû générer une solide demande, ce ne fut pas le cas – la faute aux châteaux qui ont été trop gourmands.

L’année dernière, la pandémie et les fermetures associées ont presque conduit à l’annulation de l’événement.en-primeurpour le millésime 2019. Finalement, une version reportée et raccourcie a eu lieu. De manière peut-être surprenante, et grâce à une qualité exceptionnelle et des prix raisonnables, ce fut un succès.

La pandémie a obligé les châteaux à faire un effort sur les prix. C’est là que réside la difficulté de ce marché : les vendeurs ont dû baisser les prix pour assurer le succès de la campagne tout en veillant à ne pas envoyer un signal trop fort au marché au risque de rendre invendables les nombreux vins de 2017 et 2018 encore disponibles.

Retour à la normale ?

Le millésime 2020 bénéficie de conditions extérieures plus favorables que 2019, mais il est difficile de parler encore de normalité. Cette année, les dégustations ont eu lieu à distance avec des échantillons envoyés à des experts du monde entier. Les dégustateurs et les producteurs se sont rencontrés par appels vidéo.

Pendant ce temps, les restaurants en France ont été complètement fermés entre octobre 2020 et juin 2021, et ne font que reprendre leurs activités. L’incertitude concernant la reprise économique reste élevée.

Pourtant, la situation s’est améliorée depuis l’année dernière, les prix des vins fins sont restés solides, et la qualité du millésime 2020 s’annonce excellente.

Il y aura quelques grands vins qui retiendront l’attention du marché lors de leur sortie. Mais nous ne savons pas comment le marché va réagir à cette succession unique de trois excellents millésimes d’affilée. Cette situation est sans précédent et pose la question de la capacité du marché à absorber aussi rapidement un volume aussi considérable de vins de grande qualité.

Comment déterminer un prix juste

Dans une étude à paraître, nous avons proposé un modèle permettant d’estimer le juste prix de 69 vins prestigieux de Bordeaux au moment de leur sortie. L’approche envisagée repose sur le principe que les prix sur les marchés primaires (en-primeur) et les marchés secondaires (bouteilles de millésimes antérieurs) ne peuvent être substantiellement différents.

Le modèle comprend des variables mesurant la situation économique, la qualité du millésime et du vin concerné, et sa volatilité (certains vins ont des prix stables alors que d’autres fluctuent fortement).

Ci-dessous, nous utilisons ce modèle pour estimer le juste prix de ces vins pour le millésime 2020 et les comparer à ceux déjà sortis dans lesen-primeuravant le 7 juin. Le modèle nous permet d’expliquer environ 80% des variations de prix de ces vins.

Le modèle suggère qu’une stabilisation des prix par rapport au millésime 2019 serait raisonnable. Et compte tenu des circonstances exceptionnelles entourant la sortie du millésime 2019, une légère augmentation (de l’ordre de 5% à 10%) des prix sur 2020 par rapport à 2019 semblerait logique.

Ce tableau montre les prix de sortie équitables – selon notre modèle – et les oppose aux prix réels des vins, tous deux en euros. Tous les vins, sauf un, ont été libérés à des prix supérieurs à ceux prévus par le modèle. Mais les différences sont souvent raisonnables.

Tableau des prix des vins de Bordeaux prédits par les modèles économiques et ceux fixés par les châteaux.
Jean-Philippe Weisskopf, Philippe Masset, fourni par les auteurs

Pourtant, certains vins semblent très chers par rapport à la prédiction de notre modèle, notamment le Château La Mondotte de la célèbre région de Saint-Emilion et Léoville-Barton et Lagrange de Saint-Julien. Certains vins qui avaient radicalement baissé leurs prix l’année dernière n’ont pas beaucoup augmenté cette année. C’est le cas du Malartic-Lagravière à Pessac-Léognan qui, après une baisse de plus de 20 % l’an dernier, se contente d’une augmentation de 9 % cette année.

À ce stade, la plupart des hausses de prix pour le millésime 2020 restent modérées, ce qui est conforme au modèle. Celui-ci suggère que les hausses de prix les plus significatives par rapport au millésime 2019 ne devraient pas dépasser 10 %, sauf pour quelques vins comme les rares Pomerols et certains premiers crus.

Parmi les vins qui ont déjà terminé leen-primeurcertains ont augmenté leurs prix au-delà du seuil suggéré. Les premiers signes du marché suggèrent que ces augmentations sont excessives et ont réduit la demande pour ces vins.

Avec l’afflux de grands millésimes à Bordeaux et ailleurs en Europe, il serait sage pour les châteaux qui n’ont pas encore communiqué leurs prix de ne pas être trop gourmands et de maintenir des prix attractifs pour assurer le succès de la campagne. Ce serait le meilleur moyen de faire rebondir Bordeaux après la pandémie.

Jean-Philippe Weisskopf est professeur associé de finance à l’École hôtelière de Lausanne, Philippe Masset est professeur associé à la Haute école spécialisée de Suisse occidentale.

Cet article a été publié pour la première fois dans The Conversation.